Electric blue - Sorcha & Eugen

Eugen vérifia une dernière fois son équipement en attendant un éclair de génie. Compte tenu de son orgueil concernant sa capacité à diriger son studio, il caressait encore l’espoir de résoudre par lui même le problème qui se posait avant l'arrivée de Sorcha. Celle qu'il avait appelée à l'aide connaissait l'existence de cet endroit (puisqu’elle avait sans doute sauvé son précieux royaume d’un incendie en corrigeant son affreuse installation électrique), et très peu de personne pouvait s'en vanter. Eugen était récalcitrant à l’idée de faire entrer qui que ce soit dans l’exiguë box qui lui servait d’atelier. Sorcha était la seule pour qui il avait jusqu'alors fait une exception.

L’unique fenêtre ayant été condamnée par ses soins, la pièce baignait dans une lumière bleu électrique, apaisante et étrangement atmosphérique, émanant de quelques néons habilement disposés dans la pièce. Au fil de son occupation, les murs avaient été recouverts par des milliers de stickers et posters de groupes qu’Eugen affectionnait. Dans un coin, un lit de fortune sur lequel nul ne risquait de s’allonger : le matelas était recouvert de cartons débordant de vinyles. Ses consoles occupaient la moitié de la salle.

Voilà un an qu'Eugen avait érigé cet empire. Un an qu’il louait ce box miteux dans lequel il dissimulait le matériel qui lui permettait de jouer avec les ondes et de diffuser une sélection de titres sur une radio pirate baptisé Havelock. Il n’avait pour l’heure autre ambition que de faire danser et rêver ceux qui captaient son signal, et profitait de ces quatre murs (qu’il avait pris soin d’insonoriser) pour enregistrer ses propres morceaux. Au cours de ces derniers mois, son installation était devenue de plus en plus ambitieuse et à ce jour, il pouvait profiter d’un espace particulièrement bien équipé. Il avait naïvement cru pouvoir édifier son domaine seul, mais dû rapidement se résoudre à faire appel à quelqu'un pour l'assister dans sa tâche en se confrontant aux premières difficultés des aménagements électrique. Une chance de compter dans ses amis une spécialiste dans la matière répondant au doux nom de Sorcha à qui il pouvait faire appel en cas de pépin.

Or, soucis il y avait ce soir. Impossible de faire fonctionner son matériel. Après s'être épuisé à tenter de résoudre ce problème insoluble, Eugen avait finalement décidé de contacter la jeune femme qui s'était engagée à passer dans la nuit. Il se trouvait maintenant dans cette impasse, à regarder intensément son équipement, les mains sur les hanches, maudissant cet appareil qui refusait de coopérer et de lui révéler les causes de son blocage. Le musicien soupira en tirant son épaisse tignasse en arrière. Il réagissait de manière particulièrement irritable face à l'opposition technologique. Excédé, Eugen fit le tour du box et dégagea un espace sur le lit pour pouvoir s’asseoir. Qu’est-ce qu’il lui avait échappé ? Quel fil croisait le mauvais ? Se pouvait-il qu’on ait saboté son matériel ? Quelques coups tapés sur le rideau métallique qui lui servait de porte sonnèrent la fin de ses lamentations. Il s’en alla le soulever à moitié par précaution et s'agenouilla pour glisser sa tête à travers l’entre brasure. « J’abdique. Je comprends rien, ça me rend fou. Viens faire tes tours de magie. » Là-dessus, il se décala pour la laisser passer, frustré de reconnaitre qu'il avait faillit à sa tâche, mais soulagé d'être bientôt débarrassé de ce fardeau.

J’avais reçu le S.O.S assez tardivement. La seule chose qui m’avait fait quitter mon canapé était la perspective de peut-être sauver Eugen d’une électrocution. C’était un peu près la seule personne que j’appréciais dans le coin et je trouvais ça dommage de me priver si tôt de sa présence dans ma vie. Surtout qu’il était drôle. Mort, il le serait un peu moins. Mais mon oncle aurait dit « c’est toujours les meilleurs qui partent en premier ». Et cet imbécile avait disparu. Alors, si je pouvais garder Eugen encore un peu, je n’allais pas risquer qu’il brûle son studio avec lui dedans.

Il me fallut néanmoins un peu de temps avant de retrouver le chemin du Taudis 8. Je n’étais venue qu’une fois pour vérifier les installations à son aménagement. Depuis, je n’y avais pas remis les pieds et Eugen avait semblé se débrouiller tout seul. Je ne le voyais pas beaucoup, mais il avait une vie chargée et moi aussi. Même si je n’avais pas d’identité secrète à protéger, je devais déjà éviter qu’il s’électrocute à chaque fois qu’il débranche un câble et ce n’était pas de tout repos. J’exagérais un peu, mais c’était la fatigue qui me faisait dramatiser la situation et aussi : j’étais perdue.

Je venais peut-être de la Surface, mais le Taudis 8, notamment les box, ne ressemblait à rien de ce que j’avais connu. Je n’avais comme arme qu’un tournevis et mes réflexes, ce qui me ramenait à pas grand-chose dans cet univers. L’odeur était désagréable et je passai devant un box où ils devaient distiller quelque chose qui désinfecterait sûrement les organes de n’importe qui. J’accélérai le pas, jusqu’à reconnaître le lieu où devait se planquer Eugen. Je me fis la réflexion en toquant que je devrais lui suggérer de diffuser un peu de musique. Je ne captais pas toujours sa radio pirate — il avait une voix qui passait bien sur les ondes — mais quand je pouvais, je me disais qu’un bon vieux morceau de basse ne pouvait qu’attirer les foules. Mais ce n’était que mon avis personnel. Sa voix suffisait.

Le rideau se leva mais pas totalement. La tête chevelue d’Eugen dépassa et je souris en l’entendant. J’avais vu juste : il avait encore essayé de bidouiller avant que j’arrive. Je fis glisser ma boîte à outils avant de m’introduire à mon tour dans le petit studio. Le rideau glissa derrière moi et je me retrouvais dans l’espace clos de Havelock. Ça sentait… ça sentait Eugen. Ce n’était pas comme s’il pouvait aérer l’endroit mais ce n’était pas dérangeant. J’aimais les odeurs familières et mes muscles se détendirent.

Je posai mes mains sur les hanches et me tournai vers l’homme qui se tenait à côté de son installation.

« Le principe de “ne pas toucher” t’échappe un peu, hein. Tiens, trie mon courrier pendant que je regarde. Ça évitera que tu fasses flamber ton récepteur comme la dernière fois. »

Je lui tendis ma pile de courriers. Après deux semaines à l’ignorer sur la table de la cuisine, j’avais enfin décidé de la prendre. Quand mon oncle était encore là, c’était moi qui m’en chargeais, en m’assurant qu’il soit bien au courant de mon mécontentement. Mais aujourd’hui, je n’avais plus personne à qui manifester celui-ci. Autant déléguer dans ce cas.

Je poussai ma boîte à outils du pied pour me faire de la place.

« Tout ce qui est factures, tu ne les ouvres pas. Ce que je ne sais pas, ne peut pas me ruiner. Si ce sont des lettres manuscrites, tu peux ouvrir pour me dire si ce sont des demandes de clients ou des paiements. Ah, et j’ai un admirateur secret, donc y a peut-être une lettre de lui. Non signées, généralement.  »

Je ne plaisantais pas, mais je m’en fichais un peu. Ses lettres étaient plutôt rares et si au départ je pensais que c’était lié à mon oncle, elles ne faisaient que référence au fait que j’étais jolie et intelligente. Donc rien qui ne m’aide pour retrouver Kim Do-Ki. Puis, j’avais des factures - que je n’ouvrais pas - à payer, pas le temps de m’attarder sur un gars qui n’ose pas m’aborder.

Je m’accroupis pour jeter un coup d’œil au bordel de câbles et fronçai les sourcils. Il avait rajouté des éléments depuis la dernière fois. J’ouvris ma boîte et enfilai mes gants pour commencer à trifouiller dans l’amas chaotique.

« OK, donc le décamétrique est là… Mais c’est quoi ce truc ?... Eugen, je t’adore mais si tu ne veux pas finir grillé comme le hamster de Tony, arrête de brancher du matos sans me concerter.  »

Je faisais vaguement référence à un gars qui avait fréquenté notre école et qui avait malencontreusement fait tomber son hamster dans son grille-pain. Sombre histoire. Je me mis au travail.

Sorcha était l'une de ces rares personnes qu'il avait connue pendant son enfance et avec qui il avait gardé un lien. Eugen n’était pas le plus doué pour prendre des nouvelles ou maintenir une relation à flot : après avoir abandonné Midgar pour s'inscrire à l'université de Xandria, il s'était progressivement distancé de certains de ses amis, jusqu'à perdre tout contact avec eux. Un tel changement avait opéré dans sa vie lorsqu’il avait quitté la ville qu’il avait peiné à concilier ce qu’il avait laissé derrière lui et celui qu’il était devenu. Encore aujourd’hui, maintenant qu'il était de retour, il lui était difficile de s’affranchir auprès de ceux qui faisaient partie de cette « vie d’avant » qui le ramenaient instantanément à une période où il ne s’était pas encore trouvé. Avec Sorcha, c’était différent, il lui semblait qu’auprès d’elle, il n’avait jamais vraiment eu à faire semblant.  

Faisant place pour que l’électricienne puisse circuler dans le minuscule studio, Eugen jeta un dernier coup d’œil blasé à sa console. Il se sentait trahi par l'engin qui ne voulait pas coopérer et ressentait une pointe de jalousie envers Sorcha, qui serait certainement plus à même de le comprendre. Son attention fut attirée par un ensemble d'enveloppes que son amie venait de mettre sous son nez. Il saisit le courrier en fronçant les sourcils, agacé d'être assigné à cette tâche tandis qu'elle s'occuperait des affaires importantes. Sa curiosité l’emporta cependant sur sa mauvaise humeur : il adorait mettre son nez dans les affaires des autres et ne pouvait complétement bouder le plaisir de décacheter ses lettres.

« Ce que je ne sais pas, ne peut pas me ruiner ? Loué sois-tu. » Sorcha avait toujours un sens de la repartie réjouissant. Eugen s’en délectait à chaque entrevue. Cette phrase-là, il la lui piquerait. « Par contre c'est quoi cette histoire d'admirateur secret ? Va falloir développer. » Il ne pouvait décemment passer outre cette petite information glissée de façon informelle au milieu des autres. Il raffolait de ce genre d’histoire et espérait déjà qu’il se trouve, parmi le tas de courrier qu’il triait, une de ces fameuses lettres passionnées.

Eugen retourna s’asseoir sur l’espace qu’il s’était dégagé. Le sommier produit un bruit terrible lorsqu’il se laissa retomber. Peut être devrait-il penser à désencombrer ce pauvre matelas. Il ouvrait une première lettre lorsque Sorcha ne manqua de notifier qu’il avait opéré quelque changement depuis son premier passage. Coupable mais fier, Eugen releva la tête vers l’experte. « Je sais pas, on peut voir ça autrement. Tu pourrais me féliciter pour mon esprit d'initiative et ma façon tout à fait unique de gérer les choses. Encourager mes premiers pas dans un monde qui n'est pas le mien et me donner les armes pour survivre. N'est-ce pas en se trompant parfois qu'on peut grandir ? Bref, t'as compris l'idée. » Termina-t-il pour conclure son petit numéro grandiloquent. Il aimait en faire des tonnes. « Alors oui, si je pouvais éviter de faire flamber Havelock et moi avec en se faisant, ce serait mieux. Une pensée émue pour le hamster. J’avais presque oublié cette sombre histoire. » Continua-t-il en essayant de masquer une hilarité inappropriée.

Il allait revenir à la tâche qu’on lui avait attribuée avant de réaliser qu’il n’avait pas encore remercié son amie. Il l'avait forcée à traverser un secteur peu recommandable à une heure indue de la nuit. Détails dont il n’avait pas toujours conscience, la chance faisant qu’il n’avait jamais eu d’ennuis dans le coin jusqu’ici. Un petit miracle pour ceux qui, un peu plus conscient que lui, se demandaient comment ce gamin propre sur lui et définitivement déconnecté de la réalité ne s’était pas encore fait exploser les rotules au détour d’une ruelle. « En vrai, merci de t'être déplacé aussi rapidement. J'avais tellement hâte de faire mon set, ça m'a rendu fou. Il faut vraiment que t'écoutes ça d’ailleurs, c'est trop bon. » Eugen pointa avec une pointe de frustration la pile de vinyle qu’il aurait dû être en mesure de diffuser ce soir. Qui sait, selon le verdict de docteur Dunne, peut-être pourrait-il encore espérer faire danser ses auditeurs tard dans la nuit.

Eugen retourna à son affaire et termina de décacheter l’enveloppe qu’il avait en main. « Jour de paye. Madame Van Taylor te remercie pour tes loyaux service. » Annonça-t-il ragaillardit. Il réalisait finalement que cette tache lui plaisait bien plus qu’il ne l’avait espéré. À défaut de pouvoir commenter ses choix musicaux sur les ondes, il pourrait toujours s’amuser à présenter de façon théâtrale les lettres qu'on lui avait demandé de parcourir.

Ce que j’aimais avec Eugen, c’était son enthousiasme et sa curiosité. Je n’allais pas mentir : je l’avais oublié durant son absence. Je n’étais pas proche des gens et tisser des liens était un défi. Son départ m’avait fait quelque chose, parce que c’était le seul type du coin qui n’était pas… Enfin, je ne pourrais dire. Il était différent et il avait toujours semblé content de me voir. Quand il était revenu, c’était sûrement la première fois que je le prenais dans mes bras. L’espace d’une seconde et c’était repartie. Brimsley était à nouveau une constante dans ma vie et depuis la disparition de mon oncle, ça avait plus d’importance que je n’osais le dire.

Je soufflai un rire en l’entendant parler de mon admirateur. À tous les coups, il allait encore vouloir mener l’enquête. Ça ne me dérangeait pas, tant qu’il ne se met pas en danger. C’était aussi une autre de ses spécialités, outre le fait d’essayer de mettre le feu à cet endroit en expérimentant des installations.

«  Pour tout te dire, je n’en sais trop rien. Ça a commencé il y a quatre mois, il ou elle envoie une lettre, avec juste deux ou trois phrases. Généralement des compliments, des poèmes très courts… Je n’ai pas d’idées sur qui ça peut être… Enfin, je les ai gardées chez moi, si tu as envie de passer une fois. »

Je me fis la réflexion que je ne lui avais sans doute jamais proposé de venir chez moi. Il fallait dire que mon oncle l’aurait sûrement assis à la table. Il aurait essayé de l’intimider, persuadé qu’Eugen devait être un de mes prétendants. Mais Kim Do-Ki n’avait aucune crédibilité parce qu’il avait une…

Je ne voulais pas y penser. Je préférais m’accrocher à la voix d’Eugen, rayonnante. En quelques instants, il avait réussi à me glisser dans sa bulle et je me sentais bien. Je finis même par lâcher un petit rire en poussant une boulette de papier oubliée.

«  Oh mais je salue ton esprit d’initiative et ta créativité à innover dans ce domaine. C’est juste qu’avant d’avoir la pratique, il faut la théorie. »

Et il ne l’avait pas. Je grimaçai en regardant l’enchevêtrement des branchements. Il avait réellement frôlé l’incendie mais je ne me voyais pas l’en informer, surtout quand je me retenais aussi de rire en repensant au hamster. Je terminai de dégager l’essentiel pour enfin atteindre la prise. J’analysai rapidement les contours de celle-ci pour vérifier qu’il n’y avait pas eu de court-circuit qui aurait pu l’abîmer.

«  Ne t’en fais pas, j’ai hâte que tu reprennes. La radio, c’est le seul moyen de savoir que tu es encore vivant. Tu sais, comme un baby-phone. », le taquinai-je, en me redressant.

Ses remerciements me touchaient, mais même sans, je serais venue. Parallèlement à mon travail, j’entendais le bruit du papier. Je fus bien contente d’entendre que Van Taylor m’avait enfin payée. J’allais pouvoir racheter des fusibles pour la chambre. Je me glissai en dehors pour m’asseoir et fouiller dans ma caisse.

«  OK, je vais en avoir pour un moment. Je vais essayer de stabiliser le courant pour que tu puisses ajouter des trucs sans que tu aies besoin de mes doigts de fée. Mais ça ne doit pas t’empêcher de m’appeler, je serais vexée et crois-moi, tu ne veux pas que je le sois. Ah, et je répare ton bazar uniquement si tu me dis que tu as du rock dans tes vinyles. »

Je levai la tête vers lui avec mon ampèremètre en main, un sourire entendu.

Sorcha lui apparaissait si parfaite que le fait de ne pas avoir développé de sentiments amoureux pour elle pendant l'adolescence aurait dû être un indicateur évident quant à ses préférences en termes de genre. Il avait fallu à Eugen quelques années supplémentaires pour admettre pleinement que son cœur ne s'emballerait que pour les hommes. Toujours est-il que le musicien ne s'étonnait pas que quelques admirateurs fussent secrètement attirés par elle : qui pouvait résister à sa répartie délicieusement cynique et à son physique exceptionnel ? Il s’inquiéta de penser immédiatement à la réponse suivante : certainement pas Kian Devlin.

Dérangé par l’idée que celui qu’il considérait comme un grand frère s’encanaillait avec sa collègue et amie proche Dawn depuis qu’il les avait malencontreusement fait se rencontrer, il anticipait sans peine qu’une réunion entre Sorcha et lui ferait elle aussi des étincelles. Kian et elle s'étaient déjà croisés, mais à cette époque, leur différence d'âge de quatre ans faisait qu'il ne l'avait probablement pas remarqué. Mais pourquoi s’inquiéter du fait que ses amies puissent être séduites par son voisin ? Il avait repoussé pendant longtemps l'examen de ce problème épineux, ne sachant pas s'il serait disposé à assumer les résultats de son analyse.

« C’est vrai ? » La perspective de pouvoir enquêter sur l’identité de cet admirateur ou admiratrice secrets le rendit instantanément fou de joie. Évidemment qu’il allait sauter sur l’invitation. « Mais ça va au moins, rien de trop glauque ? Ça ne t’inquiète pas ? » Autant dire que si l’individu au bout du stylo se révélait être instable, ils avaient tout intérêt à découvrir qui il était avant que cette amusante histoire ne bascule dans le fait divers sordide.

Sur la question de la théorie Eugen ne pouvait que lui accorder des points, mais sa fierté l’empêchait de lui donner raison à voix haute et il se contenta de hausser les épaules. Il leva tout de même son visage vers Sorcha lorsqu’elle se rapprocha de son installation, imaginant encore obtenir quelques compliments sur sa « créativité ». Il espérait qu’elle serait éblouie par son esprit d’initiative, mais son silence en disait long.

« Aoutch ? » Ses yeux s’écarquillèrent, faussement offensés par la taquinerie de son interlocutrice. « Figure-toi que je ne sais même pas quoi répondre à ça. » Remarqua-t-il en lâchant un petit rire. « C’était catastrophique à ce point, mes branchements ? » Il s’était pourtant promis de ne pas aller chercher des retours en sachant pertinemment que la réponse n’allait pas lui plaire. Sorcha n’était pas du genre à ménager les egos, alors pourquoi poser la question ?

Face à ses recommandations, Eugen inspira bruyamment en secouant la tête. D’aventure, il serait sans doute plus prudent de ranger son arrogance dans une petite boite et d’appeler son amie lorsqu’il recevait du nouveau matériel. La mention du rock suffit à lui redonner le sourire. « Évidemment, il y a même un morceau que j’avais sélectionné juste pour toi ce soir. Tu vas adorer. Mais je ferais encore mieux : une spéciale Sorcha pour te remercier. »  

Eugen s’attaqua à la deuxième enveloppe, mais suspendit son geste au moment de l’ouvrir. Elle était adressée à Kim Do-Ki, sûrement une de ces factures dont elle ne voulait pas connaître l’existence. Le musicien tapota le papier contre sa paume avant de le poser à sa gauche comme fondations d’une pile spéciale pour le courrier qui n’existait pas. Il hésita longuement à lancer le sujet, mais l’inquiétude l’emportant, Eugen décida d’interroger Sorcha. « Est-ce que t’as du nouveau pour ton oncle ? T’as peut être pas envie d’en parler. Mais tu sais que je suis là si tu veux le faire. J’ai même des nouveaux contacts dans les taudis, si jamais. » En avait-il réellement, si ce n’est un béguin sévère pour une petite frappe travaillant pour le compte des enfants de la cacophonie répondant au doux nom de Nobuyuki ? Il pouvait toujours se servir de ce prétexte pour reprendre contact avec lui, en attendant, il n'avait plus de nouvelles. C'était donc bien présomptueux de sa part d'avancer qu'il connaissait du monde.

Son inquiétude et son intérêt pour le cas de mon admirateur inconnu me firent sourire. Je n’étais pas partie au départ pour lui parler de ça, parce que ça me semblait assez insignifiant mais aussi parce que je n’aurais jamais pensé que ça pouvait susciter ce petit froncement de sourcils chez Eugen. J’aimais bien le sentir un peu inquiet pour moi. Ce n’était pas la même chose que quand ma voisine venait vérifier que j’avais encore du lait dans mon frigo. Je ne pouvais pas confier à Madame Nelson tout ce qui me pesait. Je ne le faisais pas toujours avec Eugen, mais je savais qu’il m’écouterait. En attendant, c’était plutôt moi qui le faisais, même si ce n’était souvent qu’à travers la radio.

Je secouai la tête en agitant mon ampèremètre dans ma main.

« Je ne sais pas si je devrais m’inquiéter. Les messages ne sont pas virulents, ni offusquant. Enfin, pas tous.  Je bosse sur des chantiers avec des hommes toute la journée, donc des remarques ou commentaires salaces, j’en entends tout le temps. Là, il y a juste des compliments ou parfois des… Envies ? Du style, glisser la main dans mes cheveux… »

Je haussai les épaules avant d’attraper le boîtier pour relever le voltage du courant. Les relations amoureuses me paraissaient assez anecdotiques et mes quelques histoires sans engagements, lointaines. Mes références dans le sujet étaient limitées, étant donné que mon oncle vivait comme un moine et ne sortait s’amuser que tous les mercredis soir. Je me doutais bien qu’il n’allait pas que jouer au poker, mais ce n’était pas lui qui allait me parler de tout ça. Ces lettres, je les prenais peut-être trop à la légère, mais qu’aurais-je pu faire ? J’avais un système de sécurité chez moi et je verrouillais toujours derrière moi. Ce n’était pas comme si j’allais pouvoir me plaindre à la milice.

Je notai le résultat dans ma tête avant de sourire. Il s’inquiétait vraiment de savoir s’il avait quand même réussi quelque chose dans ses bidouillages.

« Je pense que tu serais devenu un martyr. Saint Eugen, mort brûlé vif pour avoir laissé des fils dénudés branchés… Non, en vrai, tu as au moins réussi à ne pas trop surchargé une des multiprises, je suis fière de toi. »

C’était faux, mais il s’en doutait bien. Le taquiner me mettait de bonne humeur. D’autant plus quand il m’annonça qu’il avait sélectionné un morceau pour moi. Je me relevai pour m’étirer et surtout pour lui annoncer que j’allais devoir couper le courant. Je me penchai pour chercher mes grosses lampes de poche de chantier.

« Une spéciale Sorcha ? Sache que j’ai une foi inébranlable en tes choix. Enfin, uniquement en musique. D’ailleurs, si tu veux encore pouvoir diffuser et moi, ne pas mourir électrocutée, il va falloir éteindre le disjoncteur. Tu n’auras qu’à m’éclairer avec la lampe de poche. »

Je vérifiai qu’elle marchait avant de retirer mon élastique pour les cheveux de mon poignet. Je jetai un coup d’œil sur le courrier. Il avait bien avancé, dit donc. J’allais peut-être l’embaucher comme secrétaire. Néanmoins, Eugen me sortit de mes pensées, m’obligeant à abandonner ma proposition d’emploi et de relever les yeux vers lui. Je voyais toute la sincérité et son envie d’en savoir plus, mais aussi la prudence avec laquelle il avançait sur ce chemin. Il était vrai que je n’en parlais pas, ou très peu. Mais j’avais l’impression qu’en parler, ça rendait son absence plus palpable. Pire encore, elle se matérialisait dans l’espace et le temps, me ramenant à cette table à laquelle j’avais patienté toute une nuit.

Je remis une mèche de cheveux en place avant de me détourner, cherchant un point d’ancrage, autre que le doux regard d’Eugen. Je me pinçai les lèvres.

« Je n’avance pas. Je suis bloquée. Les morgues m’appellent tous les trois pour que je vienne identifier des cadavres qui pourraient potentiellement lui ressembler. Entre le travail et mes déplacements, je… Je ne sais pas. Je pensais qu’en me rendant dans le Taudis où je suis née, j’en apprendrais plus, au moins sur mes parents. Mais c’est comme si… Si c’était tabou. Personne ne sait vraiment qui ils étaient et Kim Do-Ki aussi. »

Cette réalité était presque étouffante. J’eus un faible sourire.

« Je ne veux pas que tu te mettes en danger, Eugen. Je ne sais pas dans quoi trempait mon oncle, mais je ne supporterais pas que tu disparaisses aussi. Alors, si tu peux obtenir des renseignements sans t’exposer, ok. Mais si tu vois l’ombre d’une menace, tu laisses tomber et je ne plaisante pas. »

Mon ton était un peu plus dur sur la fin, mais je connaissais Brimsley. Néanmoins, je lui donnai un léger coup d’épaule.

« Sauf si la menace est sexy. »

Un peu de légèreté pour ne pas trop nous noyer.

Plus Sorcha détaillait son histoire, plus l’anxiété d’Eugen s’accentuait. Entre l’utilisation de la formule "Enfin pas tous" et sa description d’une journée type sur les chantiers, le musicien, quoi qu’admiratif, s’inquiéta qu’elle traita la chose avec autant de légèreté. Il se sentait surtout démuni et pour palier à ce sentiment, comptait bien mener l’enquête sur le mystérieux admirateur de son amie afin de lui faire passer toute envie de glisser ses mains dans les cheveux de l'éléctricienne. Il faisait le malin dans le cadre clos de ses pensées, mais serait-il réellement capable de la défendre en cas de problème ? Sûrement Sorcha ferait plus de dégâts avec un tournevis que lui avec… Quoi que ce soit entre les mains. Ce constat était décourageant. « Écoutes, je sais pas mais plus j’entends de détails sur cette histoire, plus je me dis qu’il y a un tout petit problème ? Au mieux, ton admirateur à neuf ans et ça pourrait expliquer le concept de lettre d’amour secrète. Mais si notre mystérieux épistolier a dépassé les dix ans d’existence sur cette terre, ça le rend un tantinet flippant, tu crois pas ? » Eugen était conscient que Sorcha avait sûrement d'autres priorités, mais il tenait quand même à lui suggérer de ne pas ignorer ce problème.

Son attention s’était reportée sur les câblages que son amie balayait d’un coup d’œil expert. Émerveillé par ceux qui maîtrisaient des codes qui n'étaient pas les siens, il resta là dans l'espoir futile d'apprendre quelque chose en la regardant. Même s'il ne pouvait voir que la nuque de Sorcha depuis son point d’observation, il aurait affirmé sans hésiter qu'elle était en train de lui mentir sur l'état de son installation. « Saint Eugen. J’aime bien, je crois. Saint Eugen le sage ? Saint Eugen le brave ? Saint Eugen le miséricordieux ? » Commença-t-il à énumérer à voix haute pour trouver sous quel titre il voulait entrer dans l’Histoire. « On évitera de mentionner la raison de ma mort. Tu noteras plutôt que j’ai été consumé par mon génie, tu veux ? » Mais tant qu’à faire, il préférait éviter de flamber dans ces 8m², bien qu’il serait directement enterré avec son matériel et ses vinyles. Poétique, dans un sens.

« Uniquement en musique ? Uniquement ? » Répéta-t-il d’un ton pincé et faussement outré. Il roula des yeux en se levant, délaissant derrière lui son travail de secrétaire pour se diriger vers le disjoncteur. Ça encore, il maîtrisait. Attrapant au passage la lampe torche de Sorcha avec laquelle il ne put s’empêcher de jouer quelques secondes, il plongea le minuscule box dans le noir. L’obscurité imposa son silence et rendit l'environnement presque intimidant, malgré sa familiarité. On ne distingua bientôt que les échos inquiétants venant des autres boxs et le léger bourdonnement de la ventilation. Eugen s’accroupit près de son amie en éclairant son plan de travail et profita de cette étrange intimité pour évoquer avec elle la disparition de son oncle.

En croisant le regard de Sorcha, le musicien maintint un silence complice en la fixant droit dans les yeux. Il ne voulait pas la forcer à parler, mais tenait à lui rappeler qu’il était présent pour elle en cas de besoin. L’électricienne se détourna pour s’afférer à sa tache et Eugen pinça ses lèvres en observant à son tour la jungle de câbles sous sa console. Par tous les cieux, que ce désordre lui paraissait incommode sous cette lumière. De sa main libre, il frotta sa nuque, maintenant presque embarrassé d’être responsable de ce capharnaüm.

La description franche de la situation de son amie serra douloureusement le cœur d’Eugen. Son regard fixe, il se sentit à nouveau impuissant. L'idée que Sorcha ait à fouiller les morgues, sans être sûre de découvrir Kim Do-Ki sous les linceuls qui lui étaient présentés, jour après jour, le rendait particulièrement malheureux. Sa dernière réflexion parvint tout de même à lui décrocher un sourire et il répondit à son léger coup d’épaule. « Est-ce que les menaces ne sont pas toujours un peu sexy ? » Se demanda-t-il à voix haute en rabattant ses cheveux en arrière de sa main libre. « Je me renseignerais. Mais je me mettrais pas en danger, promis. Aussi, t’as pas à d’être seule à la morgue si tu n'en as pas envie. Appelle-moi si t’as besoin d’une grande perche aux connaissances musicales pointues pour t’accompagner. » Avec son index, il dessina un motif invisible sur le sol. « . On finira par savoir ce qu'il s'est passé. » Annonça t'il comme une promesse qu'il n'avait aucune certitude de pouvoir tenir. Parfois, Eugen se persuadait de choses simples : en envoyant les bons messages au cosmos, de petits miracles pouvaient survenir.

Le point de vue d’Eugen se défendait et même s’il fallait admettre que mon admirateur ou mon admiratrice avait plus de dix ans. La dimension dérangeante était soudainement bien plus pesante et effectivement, flippante. Je grimaçai en pensant à ce qui était écrit dans les lettres. Je n’en avais pas tenu compte parce que la personne n’avait rien fait d’autre que de m’écrire. Mais devais-je à ce point m’alarmer de ça ? Quand mon oncle était là, je ne lui cachais pas que je sortais et que je couchais mais je ne lui en parlais pas. Il veillait quand même au grain, mais je n’avais jamais été en danger ou menacé. L’étais-je vraiment ?

« OK… Alors j’aimerais que tu passes au plus vite pour jeter un coup d'œil à ces lettres. »

J’allais devoir vérifier deux fois que mon alarme était mise. Je n’avais vraiment pas la tête à m’occuper de ça, je voulais retrouver Kim Do-Ki. Bon sang, il avait réussi à me faire psychoter en deux secondes, Brimsley. Je soufflai en retirant le boîtier du mur, éclairé par Saint Eugen Le Martyr.

« Honorable Eugen, Lumière de ma vie, remonte ta lampe avant que je ne mette accidentellement les doigts dans la prise. »

Il n’y avait plus de courant mais je ne voulais pas risquer de tester au cas où. J’allais peut-être avancer plus vite mais je devais avouer que parler de mon oncle en manipulant le bricolage de mon ami me plongeait dans ces images du passé que je ne voulais pas rejouer. Il m’avait appris à appliquer la théorie. Il m’avait patiemment expliqué les techniques, cherché à me rendre compétente et polyvalente pour pouvoir répondre à chaque demande. J’avais quatorze ans quand il m’avait acheté cette minuscule boîte à outils pour enfant comme cadeau d’anniversaire. Il avait photographié ma tête offusquée par ce cadeau et il se marrait à chaque fois qu’il voyait la photo.

Moi, j’avais plongé dans ce travail, dans ces cours de physique pour oublier. Oublier mes cauchemars, les réminiscences d’une vie dont j’avais perdu la quasi-totalité de mes souvenirs. Je n’avais que quelques photos de mes parents mais je ne me souvenais pas. Ça n’avait pas été soudain, ça avait décliné au fur et à mesure.

Je ne voulais pas penser à ça, encore une fois. Je me concentrais sur Eugen. Lui, il était là, bien vivant, et je voulais que ce box soit un endroit où il puisse être en sécurité, même de lui-même. Pour ça, j’avais juste à changer l’installation et j’aurais l’esprit tranquille. Néanmoins, mon esprit tiqua sur ses mots.

« Il y a certaines menaces que tu peux mettre dans ton lit et d’autres non. Mais n’hésite pas à me faire savoir s’il y en a une après laquelle tu cours. »

Eugen avait le dos de mettre le nez où il ne fallait pas, mais il avait cette espèce de bonne étoile accrochée au-dessus de sa tête comme un sapin de Noël. Je ne savais pas ce qu’il faisait le soir, mais ce n’était clairement pas boire un chocolat chaud en feuilletant une BD. Puis, il n’avait pas tort : l’inconnu avait quelque chose d’excitant. Je déplorais seulement le fait que ça n’excite pas que la curiosité. Je me pinçai furtivement les lèvres en chassant quelques pensées parasites.

Cet idiot enthousiaste réussit à me faire sourire. Finalement, je le remerciais intérieurement de m’avoir appelé. Je ne m’étais pas rendu compte que j’avais besoin d’une dose d’Eugen ce soir.

« Je sais. Avec toi dans l’affaire, je sais que je finirais par savoir,  et tout ça, sur un fond de musique spécialement sélectionnée pour moi. Je vais réfléchir à un autre angle d’approche et peut-être relancer des gens… Si j’avais un accès aux dossiers qu’a la SHINRA, je pourrais voir s’ils ont quelque chose sur mon oncle. » rêvassai-je, l'espace d'une seconde.

C’était assez utopique et c’était surtout la chose la plus folle que j’avais pu suggérer de toute ma vie. Mais pour le moment, ce n’était qu’une parole en l’air. Je n’avais pas envie qu’Eugen se lance dans cette quête. C’était à moi de prendre les risques. Lui, il avait une vie bien remplie et des amis. C’était ma croix, même si je ne refusais pas son aide, il ne la portera pas avec moi.

Je me redressai après fixer le nouveau boîtier.

« OK, Saint Eugen Le Martyr. Normalement, ça devrait être bon pour cette partie des installations. Je devrais sans doute repasser faire des réglages avec du gros matériel. Je ne voulais juste pas le trimballer dans le Taudis, vu son prix. T’as du café ? T’as intérêt d’en avoir où je te jure que je te débranche tout ton matos. », lançai-je avec un grand sourire, dans la pénombre.

La plaisanterie n’en était pas une : je sentais le coup de fatigue me piquer les yeux et la caféine était mon seul poison acceptable. Avec l’alcool, mais si je buvais, je ne pourrais pas rentrer.

En réponse à Sorcha, Eugen se mit au garde-à-vous. Peut-être en avait-il trop fait avec cette histoire d’admirateur ou admiratrice secret, mais prudence est mère de sûreté, comme dirait… Eh bien, comme dirait quelqu’un de très vieux. La mystérieuse disparition de Kim Do-Ki avait fait naître en lui des réflexes protecteurs envers son amie : jusqu'à ce qu'on sache ce qui était arrivé à son oncle, il craignait qu'un danger plane sur la demeure où elle séjournait. Il n'était cependant pas nécessaire de la préoccuper davantage – elle ne paraissait plus aussi sereine qu'au moment où elle lui avait appris dans le plus grand des calmes qu’un anonyme lui écrivait des poèmes emplis de passion – Eugen n’insista pas plus sur le sujet.

« J’accepte cette quête. » Répondit-il théâtralement tout en ajustant le faisceau de lumière sur lequel il avait le contrôle. Inclinant légèrement la tête pour regarder l'électricienne travailler, il se demanda brièvement s’il était judicieux de lui poser des questions en pleine tâche. Quoi que se focaliser sur quelque chose pouvait aider le train des pensées, se convainquit-il. Au beau milieu de cet échange difficile, elle trouva tout de même le moyen de le faire rire. « J’attends qu’on soit autour d’un service à thé pour te parler de ça. » Il avait besoin de trouver une façon de lui en parler avant d'évoquer la menace qui dominait ses pensées. Le sujet appelait son esprit à divaguer, mais il le garda sous contrôle, il ne voulait pas louper une information importante.

Capturant le regard songeur de son interlocutrice, Eugen se surprit à les imaginer s’introduire dans les locaux de la vénérable entreprise qui gouvernait le monde. Une bêtise, évidemment. Il était inconscient, mais pas au point de croire qu’ils sortiraient indemnes d’une pareille mission. Où chercher, de toute manière ? C’était juste plaisant de s’imaginer en pleine nuit, tout de noir vêtu, parcourir les bureaux déserts à la recherche d’informations confidentielles. « Je te propose pas un casse à la tour SHINRA. Même si c’est très, très cool sur le papier. Et dans ma tête. » Son père ne lui serait même pas utile : Eugen avait déjà tenté de l’interroger à ce propos, mais Honorius était relégué à l’urbanisme. Autant dire qu’il n’avait pas plus d’informations à sa disposition qu’eux. Et subtilisé son pass était impensable. Quoi que tentant. Mais surtout inconcevable.

« Attends, il y a cette fille que Kian m’a présenté l’autre jour qui, d’après lui, sait tout ce qu’il se passe sur la plaque. Elle travaille avec ma future colocataire. Une autre histoire. Je peux certainement avoir son numéro. » Il aurait peut-être mieux fait de garder pour lui cette information, ne voulant faire de fausses joies à Sorcha, mais emporté par l’idée, il n’avait pas pu tenir sa langue. La langue de vipère la plus acérée de Midgar, justement, c’est comme ça que Kian lui avait présenté cette Mia. Il fallait qu’il lui envoie un sms, qui ne tente rien n’a rien, comme dirait toujours quelqu’un de très vieux.

Imitant Sorcha, Eugen se redressa à son tour en attendant le verdict. Verdict qui l’inquiéta, mais il rebondit d’abord sur sa dernière interrogation.  « Évidemment, tu me prends pour un amateur ou quoi. Je peux remettre le courant, donc ? » Après s’en être assuré, le musicien réactiva le disjoncteur et retourna s’asseoir au niveau du matelas qu’il se dépêcha de désencombrer après avoir lancé le mécanisme d’une petite bouilloire branché dans un coin. « Pas d’Havelock avant ton prochain passage, du coup ? » S’émut-il en jetant un coup d’œil à la récalcitrante console. Et puisque l’eau bouillait déjà alors qu’il extirpait de son barda deux tasses colorées, il se sentit de faire des confidences qu’elle lui avait réclamées plus tôt. « Il y a peut-être bien une menace qui occupe mes pensées ? Si vouloir mettre un type qui travaille pour un gang dans mon lit se révèle être un projet totalement irresponsable. » Grimace. Ça l’était sûrement un tantinet, effectivement.

Le cœur d’Eugen s’emballa sans qu’il ne puisse rien y faire. Évoquer Nobuyuki était synonyme de trouble. L’avoir entre aperçu quelques jours auparavant à Kalm n’arrangeait rien à son histoire. D’autant plus qu’une autre voie s’était dessinée depuis, crayonnée par Felix Holder, un chemin moins tortueux et pourtant étrangement plus effrayant. Il poursuivit en servant le café. « Alors qu’un autre garçon avec qui les choses seraient certainement bien plus simple me fait des appels du pied. Et me donne des nouvelles, lui. » Nota-t-il à voix haute, comme pour se convaincre de sortir la petite frappe de son esprit. Mais le voyou avait pris ses aises, monopolisé les quartiers de sa vie sentimentale. Insupportable locataire. Impossible de le déloger. « Et il faut que ce soit après l’autre que je cours. » Conclut-il en inspirant bruyamment, ramenant en arrière quelques mèches de cheveux qui lui brouillaient la vue. C'était désespérant.

Je ne pus m’empêcher d’éclater de rire en essayant de nous imaginer en train de nous introduire dans les locaux de la SHINRA. Le pire, c’était que je savais qu’il était à moitié sérieux et que si nous avions eu la moindre opportunité, il m’aurait entraîné. Ou plutôt, j’aurais assuré ses arrières parce que même si avec sa gueule d’ange, il s’en sortait toujours, on parlait de la SHINRA.

« J’adore ta tête et tout ce qui se passe dedans, mais toi et moi, on va juste fantasmer sur l’idée d’aller dans la Tour et ne jamais y mettre les pieds. » lui dis-je, en soufflant un dernier rire.

Je n’avais jamais été très aventureuse comme Eugen. J’étais curieuse mais je ne voulais pas attirer des ennuis à mon oncle. Enfin, à l’époque. C’était pour ça que je m’étais retenue de frapper les gens ou de leur dire ma façon de penser qui n’était pas forcément en adéquation avec des petits privilégiés de la Plaque. Mais aujourd’hui… Aujourd’hui, à part Eugen et quelques connaissances, peu importe que je me batte ou que je m’aventure tard le soir quelque part. Je devais au moins essayer de payer mes factures. Quand j’aurais décidé d’un moment pour les ouvrir.

L’évocation de la fille me fit me redresser, en alerte. Sa future colocataire ? Je ne me souvenais pas qu’il m’ait parlé d’une colocation. Mais je n’avais pas bonne mémoire et je fis comme si j’étais au courant. Après tout, Eugen était comme l’air : il filait rapidement et partout.

« Si tu peux, pourquoi pas. Kian et toi, vous semblez connaître tous les habitants de la Plaque. » commentai-je en me disant que si un jour je devais chercher un trombone à coulisse rouge, je savais à qui adresser cette demande farfelue.

Puis, obtenir un numéro de téléphone, c’était moins dangereux que d’aller s’infiltrer dans la Tour de la SHINRA. Ou alors, mettre le nez là où il ne devrait pas. Je devrais peut-être commencer à m’y mettre aussi et ne pas sans cesse envoyer au casse-pipe le seul ami que j’avais sous prétexte que je n’étais pas assez courageuse pour prendre des risques. C’était sans doute pour ça que je me contentais de faire les morgues à chaque fois qu’il y avait un corps non identifié.

Il ralluma la lumière et je clignai des yeux en me redressant, chassant mes réflexions. L’éclairage était tamisé, plus agréable que le faisceau de la lampe de poche. Je rangeai un peu mes affaires et jetai le matériel usé et vétuste que j’avais dégagé du mur.

« Non, tu peux diffuser. Juste, évite de rajouter quelque chose, la structure électrique est vraiment très basique et même si je fais des miracles, je ne pratique pas la résurrection. Donc, tu ne touches vraiment à rien. »

Je m’époussetai un peu avant de m’approcher du matelas pour m’y asseoir et le regarder évoluer dans son espace qui était sûrement mieux aménagé que chez lui. Je me demandais combien de temps il passait ici, en moyenne. Un paquet d’heures, mais il n’avait pas l’air si épuisé que ça.

Sa remarque me fit grimacer. Eugen et sa vie amoureuse, voilà quelque chose qui me poussait à admirer mon ami. J’avais connu toute sa période de réflexion, ses hésitations, ses doutes. Je n’étais peut-être pas là quand il avait eu son premier rencard avec un homme, sa première relation, sa première déception. Même si je figurais absente du tableau, j’admirais son parcours parce que ça n’avait été en aucun cas simple. Quand il avait remis les pieds ici, la première chose que je m’étais dite, c’était qu’il avait changé.

Ça lui allait bien, d’être lui-même. Et j’aimais le fait qu’il le soit avec moi. Qu’il puisse considérer ma présence comme sécuritaire, suffisamment pour qu’il se confie là-dessus. Néanmoins, son style de vie ne pouvait pas toujours convenir à une relation saine et stable. Et je ne lui jetterai pas la pierre pour ça.

J’attendis qu’il termine de parler avant de me relever. J’étais très loin d’avoir sa taille mais je le forçai à se baisser un peu. Retirant mon élastique de mes cheveux, j’entrepris d’attacher les siens. Cette longueur lui allait plutôt bien mais les cheveux tirés en arrière lui donnaient un air un peu moins angélique. Pas mal pour quelqu’un qui voulait mettre un gangster dans son lit. J’époussetai son épaule.

« On veut toujours ce qu’on ne peut pas avoir, Saint Eugen. Tu aimes l’adrénaline du danger, les rencontres volées au détour d’une rue, et le souvenir percutant des instants que tu sais éphémères.  C’est ton style de vie, alors ça ne m’étonne pas que tu coures après l’inatteignable. »

Je me reculai pour me laisser à nouveau tomber sur le matelas, un petit sourire sur les lèvres. Je n’étais sûrement pas la meilleure personne pour prodiguer des conseils, mais ça n’avait pas d’importance. Il en ferait ce qu’il vaudra.

« Amuse-toi, Eugen. Mais ce n’est plus un jeu quand tu sens que ça t’échappe. Je ne te dis pas de te jeter dans les bras de l’un ou de l’autre, mais à la fin, est-ce que les actions de l’un n’iront pas à l’encontre de ce en quoi tu crois ? Et pourquoi l’autre serait plus simple ? Parce que lui, te cours déjà après et pas l’autre ? »

J’appuyai mon dos contre le mur, sachant que ce que je lui disais s’appliquait aussi à moi.

« Si tu es OK avec ça et que tu n’auras pas de regrets, alors essaie de mettre ton gangster dans tes filets. Mais ne fais pas attendre ton autre Roméo. Sois honnête. »

C’était clairement plus simple de couper des fils électriques que d’essayer de trouver les bons mots ou de conseiller quelqu’un sur sa vie amoureuse. Le sexe, c’était quand même plus simple.